Le triomphe : généalogie d'une danse gaspésienne

par Olivier Paré, historien, danseur et enseignant

Au cas où vous auriez manqué la nouvelle, un documentaire sur la musique et les danses traditionnelles de la pointe de la Gaspésie vient tout juste de sortir sur la plateforme Vimeo. Grande chaîne fait découvrir plusieurs danses recueillies dans le secteur, notamment le triomphe, une contredanse particulière qui a tout de suite attiré mon attention. On y observe une figure assez unique qui donne son nom à la danse : la femme du couple 1 se promène « en triomphe » au centre de la contredanse, escortée par deux hommes (son partenaire et l’homme de chacun des autres couples alternativement) lui tenant les bras en l’air. C’est ensuite l’homme du couple 1 qui se fait escorter à son tour par sa partenaire et, alternativement, toutes les autres femmes de la contredanse. L’enchaînement se répète jusqu’à ce que chaque participant ait eu son moment de gloire!

Pour voir la figure du triomphe telle qu’exécutée en Gaspésie en 2019, cliquez ici.

La figure du triomphe, telle qu’exécutée en Gaspésie en 2020. Capture d’écran tirée du film Grande chaîne. Avec l’autorisation du Centre communautaire Douglas.

La version du film Grande chaîne nous vient d’une collecte de Gérald Tapp en 1982. La câlleuse Hélène Gaulin note à cet effet :

« C’est Marguerite Beaulieu, ma professeure de câll, qui m’a transmis cette danse lors d’une veillée de Folklore Outaouais à Gatineau. Marguerite la tenait de Gérald Tapp, qui l’avait lui-même notée en 1982 alors qu’elle était enseignée par Réjean Lebreux de Petite-Vallée. Monsieur Lebreux l’avait apprise de personnes âgées du village. »

Source : PDF danses de la pointe, film Grande chaîne

Ainsi donc, cette danse était connue des aînés de Petite-Vallée vers 1982, la faisant remonter assez loin dans l’histoire. Curieux, j’ai tenté de retrouver les origines de cette danse amusante et peu documentée au Québec.

Le ou la triomphe : une danse de salon de la fin du dix-huitième siècle

Dans le dernier quart du dix-huitième siècle, la mode des contredanses en forme de colonnes bat son plein en Angleterre. Chaque année, des maîtres à danser créent de nouvelles contredanses dont ils font la promotion en en imprimant les instructions et la musique d’accompagnement dans des recueils. Les nouvelles danses ont à cette époque souvent des noms en français, probablement pour donner un aspect exotique aux créations.

On retrouve la description d’une danse appelée la triomphe (notez l’erreur de français!) dès 1790, dans un recueil publié par la famille Thompson en Angleterre. Cette danse ne contient toutefois pas la fameuse figure du triomphe décrite plus haut ; on la voit plutôt apparaître quelques années plus tard dans une autre danse appelée The Triumph, tirée de la collection Twenty-four country dances for the year 1793 de Thomas Preston. On y explique une figure au cours de laquelle la femme du couple 1, accompagnée de l’homme du couple 2, se fait rejoindre par son partenaire (l’homme du couple 1), puis le trio une fois réuni se promène du bas vers le haut de la contredanse.

À partir de cette date, des danses appelées le triomphe, la triomphe, la triumph, the triumph et autres variantes font leur apparition dans divers manuels ; ces danses entre elles contiennent quelques différences mais comportent pour la plupart une figure de trio où une personne, accompagnée de son ou sa partenaire et d’un.e troisième participant.e, remonte la contredanse. On en retrouve également des versions en Écosse dès le début des années 1800, ainsi qu’aux États-Unis à la même époque sous le nom de Lady’s triumph. À en juger par son apparition dans de si nombreuses publications, la danse semble avoir joui d’une assez grande popularité!

Modélisation des déplacements de la danse The Triumph, début des années 1800 (Angleterre).

Au Québec

Quelques indices nous permettent de voir que la danse du triomphe est connue dans la province depuis au moins les années 1840. La plus vieille mention du triomphe que j’ai pu observer se retrouve dans un texte de fiction de 1848 : on y décrit une veillée imaginaire où se succèdent « la contredanse, la plongeuse et le triomphe, toutes danses animées, vives et gaies » (« Conte populaire », L’avenir (19 février 1848), p. 1). Déjà à l’époque, il semble donc plausible pour l’auteur de ces lignes que la danse se retrouve au programme d’une soirée.

Une autre source montre que la danse était probablement connue au sein de la communauté écossaise de Montréal au milieu du 19e siècle. Une danse appelée Triumph (C D) - ces abréviations désignent sûrement une Country Dance (contredanse) - est au programme d’une célébration donnée en 1856 par la société St. Andrew’s de Montréal à l’hôtel de ville. Comme les participants sont, selon le Montreal herald, majoritairement des Écossais, on exécute peut-être ce soir-là la version écossaise de la danse.

Schéma montrant la figure du triomphe, telle qu’expliquée dans le Royal Scottish Country Dance Society, Book 1 (1924).

Enfin, un article de journal daté d’octobre 1901 montre que la danse est alors déjà pratiquée dans des régions assez éloignées des centres urbains : on apprend que lors d’une veillée chez Thomas Lavoie, au Saguenay, on danse « un quadrille, un capitaine, une gigue simple, deux danses anglaises, un brandy, un cotillon et un triomphe. » (« Échos de la journée de lundi », Le Progrès du Saguenay (24 octobre 1901), p. 4.) Il est à cet effet intéressant de noter que le célèbre violoneux Louis « Pitou » Boudreault, originaire de Chicoutimi, avait lui aussi à son répertoire un morceau intitulé « le grand triomphe », qu’il tenait de la famille Vaillancourt. Ces données suggèrent que la danse était probablement populaire dans la région au tournant du 20e siècle.

Le triomphe, de l’Europe à la Gaspésie

Dès la fin du 18e siècle, divers groupes culturels s’établissent en Gaspésie : des Loyalistes venus des États-Unis, des Acadiens fuyant la déportation, puis des Irlandais et des Écossais. Au début du siècle suivant, des Canadiens-français venus de paroisses du Bas-Saint-Laurent et de la ville de Québec s’installent aussi dans la région. Ces nouveaux venus ont-ils apporté avec eux la danse du triomphe?

Il est possible que certains aient appris la danse dans les grandes villes où œuvrent à l’époque plusieurs maîtres de danse. Ceux-ci ouvrent des écoles et offrent des cours où l’on peut apprendre les danses de salon en vogue. À cet effet, plusieurs publicités publiées dans les journaux nous donnent le programme des cours : les contredanses anglaises y figurent la plupart du temps, mais il est rare qu’on nomme précisément lesquelles. Cependant, on sait que les enseignant.es retournent fréquemment en Europe pour se mettre à jour dans leurs répertoires, ramenant les dernières danses à la mode. Compte tenu de la popularité du triomphe sur le vieux continent, il semble plausible que la danse ait également été enseignée au Québec.

Nous avons davantage d’indices en ce qui a trait à la communauté écossaise. Selon Roberta Billingsley, en 1871, on estime que 20% de la communauté anglophone résidant en Gaspésie est d’origine écossaise. Est-il possible que ces Écossais aient apporté avec eux le triomphe dans la péninsule? Pour répondre à cette question, il faut se pencher sur le répertoire qu’auraient pu connaître les immigrants écossais à leur arrivée.

Dans l’ouvrage Traditional Dancing in Scotland, les chercheurs J. P. et T. M. Flett mentionnent que The Triumph est une contredanse qui revient fréquemment au programme des cours donnés par les maîtres de danse écossais au 19e siècle. Ces enseignants sont si nombreux et ont une telle influence que les auteurs estiment qu’avant 1914, « most young people in Scotland attended dancing classes at some time or other [traduction libre : la plupart des jeunes gens en Écosse ont pris part à des cours de danse à un moment ou un autre au cours de leur vie] » (Flett, Traditional Dancing in Scotland, p. 7). Il semble donc probable que les Écossais établis en Gaspésie au 19e siècle connaissaient l’une des versions du triomphe. C’est peut-être à travers l’influence de ce groupe culturel que la danse s’est implantée.

Version écossaise du triomphe, dont la chorégraphie et les pas sont tirés du premier livre de la Royal Scottish Country Dance Society. Danse exécutée par le groupe « Thornhill Scottish Country Dancers ».

Triomphe la madame! Triomphe le monsieur!

Le chercheur Christopher Walker a produit une analyse exhaustive des danses appelées « triomphe » en Angleterre, en Écosse et aux États-Unis, mettant en lumière différents éléments qui se retrouvent dans la version gaspésienne. La danse telle qu’exécutée dans le documentaire Grande chaîne est intéressante à plusieurs égards. La première figure - les moulinets - ne se retrouve par exemple que dans très peu des nombreuses descriptions historiques de la danse : on la voit dans les premières publications anglaises datant de la fin des années 1700, ainsi que dans une variation notée en Écosse en 1881 (Gillies, Second set, 1881). Il est aussi notable que cette figure des moulinets est souvent exécutée comme introduction aux longdances irlandaises - il s’agit peut-être d’un ajout lié à la présence irlandaise non-négligeable en Gaspésie. Ensuite, la figure suivante, pendant laquelle le premier couple descend et remonte la danse, ne se retrouve à cet endroit que dans les versions écossaises recensées.

La façon gaspésienne de faire la figure du triomphe est quant à elle unique en son genre : dans toutes les versions consultées, seules les femmes sont escortées, alors que dans la version de Petite-Vallée, les hommes ont également droit à cet honneur! Enfin, on câll les figures de la contredanse : on utilise par exemple l’expression « triomphe la madame! » ou « triomphe le monsieur! » pour annoncer la figure emblématique de la danse, un peu comme on le ferait dans un set carré. La pratique du câll est originaire des États-Unis… À la lumière de toutes ces particularités, il semble que la version québécoise du triomphe soit, à l’image de la Gaspésie elle-même, le reflet d’un mélange culturel unique en son genre.

BIBLIOGRAPHIE

SOURCES PRIMAIRES

« Conte populaire ». L’avenir , 19 février 1848, p. 1.

« St. Andrew’s Celebration Ball ». The Montreal herald and daily commercial gazette, 3 décembre 1856, p. 2.

SOURCES SECONDAIRES

BILLINGSLEY, Roberta. « Portrait de la communauté anglophone de la Gaspésie ». Magazine Gaspésie 51:1 (mars-juin 2014), pp. 40-42.

BOURASSA, Juliette, BRAUER, Vincent et Lucien POIRIER. Répertoire des données musicales de la presse québécoise. Tome I : Canada. Volume 2 : 1800-1824 : les divertissements urbains : confrontation de deux cultures. Québec : Faculté de musique, Université Laval, 2003.

FLETT, J. P. et T. M. Traditional Dancing in Scotland. Londres, Boston, Melbourne et Sydney : Routledge and Keagan Paul, 1985.

GAULIN, Hélène. Danses de la pointe - film Grande chaîne. PDF. Accessible en ligne. https://douglastown.net/wp-content/uploads/2022/06/Danses-de-la-pointe-film-Grande-Chaine.pdf

MIMEAULT, Mario. « La Gaspésie, une société multiethnique ». In Encyclobec [en ligne]. INRS, 2002 [consulté le 27 juillet 2022]. Disponible sur http://encyclobec.ca/region_projet.php?projetid=391 .

WALKER, Christopher. « ‘The Triumph’ in England, Scotland and the United States ». Folk Music Journal 8:1 (2001), pp. 4-40.

REMERCIEMENT

Merci au Centre communautaire Douglas, qui a produit le documentaire Grande chaîne, de m’avoir permis d’utiliser une image tirée du film pour illustrer la figure du triomphe.