Les rosiers : une ronde d’origine médiévale au Québec

par Olivier Paré, historien, danseur et enseignant

Dans ma main droite, je tiens rosier [bis]

Qui fleurira manon lon la,

Qui fleurira au mois de mai.

Entrez en danse, joli rosier! [bis]

Et embrassez manon lon la,

Et embrassez qui vous plaira.

Voici les paroles d’une des multiples versions connues de la chanson des rosiers, qui s’accompagne d’une danse simple exécutée en cercle. Si vous cherchez ces quelques mots sur Internet, il est probable que vous vous retrouviez sur des sites français qui suggèrent des comptines amusantes à apprendre aux enfants. On retrouve par exemple Dans ma main droite dans des livres pédagogiques qui proposent des activités pour éveiller les jeunes enfants à la musique et au rythme. En France, des aînés se rappellent l’avoir chantée dans la cour d’école. Des collectes ethnographiques ont également montré que la chanson est connue dans plusieurs régions françaises, particulièrement à l’Ouest du pays. Des régions qui, fait intéressant, ont historiquement fourni de nombreux colons lors du peuplement de la Nouvelle-France.

Sans surprise, donc, Dans ma main droite est aussi présente au Québec avec quelques différences : par exemple, plutôt que Dans ma main droite J’AI un rosier, on chante plutôt dans ma main droite, je TIENS rosier. Des ethnologues, folkloristes et amateurs de chansons populaires canadiennes vont s’y intéresser dès le milieu du 19e siècle. La chanson et la danse qui l’accompagne sont cependant beaucoup plus anciennes : il faut remonter au Moyen-Âge pour trouver leur origine.

Partition et paroles tirées de la deuxième édition de Ernest GAGNON, Chansons populaires du Canada (Québec : R. Morgan, 1880), p. 148.

Partition et paroles tirées de la deuxième édition de Ernest GAGNON, Chansons populaires du Canada (Québec : R. Morgan, 1880), p. 148.

Une danse médiévale dans le répertoire québécois?

On sait peu de choses de l’ancêtre médiéval des rondes chantées du Québec. On sait qu’il existe en Europe depuis le XIIe siècle une forme de danse chantée appelée carole, pendant laquelle hommes et femmes se tiennent par la main dans un cercle et chantent en se déplaçant. Un meneur entonne parfois en solo une partie de la chanson, qui est ensuite répétée par tous les autres. Au XIVe siècle, le Codicille attribué au poète français Jean de Meung (1240-1305) atteste aussi de l’existence d’un type de carole où un danseur, à la fin de la chanson, exécute une action (se retourner ou saluer par exemple) avant de recommencer la danse. Difficile cependant d’en savoir plus sur le caractère, le style ou les pas précis qui composaient la carole médiévale.

Plusieurs éléments de la ronde des rosiers, telle que collectée au Québec, la rattachent à cette description. Examinons d’abord la forme de cette ronde. En 1865, l’organiste, compositeur, écrivain et historien Ernest Gagnon publie l’une des plus anciennes descriptions de la danse dans son contexte québécois. Il indique dans son œuvre Chansons populaires du Canada :

« Les jeunes gens se tiennent tous par la main, formant un cercle, et se mettent à tourner autour du centre ; seuls les vieux parents font tapisserie et veillent au décorum. Le plus vieux ou le meilleur chanteur de la bande entonne alors : dans ma main droite je tiens rosier… les autres danseurs chantent aussi avec lui, ad libitum, mais en laissant toujours dominer la voix du solide obligato. Au second couplet le chanteur fait passer au milieu du rond le jeune garçon ou la jeune fille qu’il tient de sa main droite, en disant : Entrez en danse joli rosier… puis, si les danseurs sont tous de la famille, il ajoute : Et embrassez, manon lon la, Et embrassez qui vous plaira… mais s’il y a des étrangers dans la danse, - des étranges, comme on dit dans certaines localités, - on dit presque toujours : Et saluez, manon lon la, et saluez qui vous plaira. Les danseurs s’arrêtent alors, puis, l’embrassade ou le salut fait, on se met à tourner de nouveau ; celui qui était au centre de la chaîne passe à la gauche du chanteur, qui fait faire la même cérémonie à son nouveau voisin de droite ; et ainsi de suite jusqu’à ce que chaque danseur et chaque danseuse ait ainsi indiqué aux yeux de tous l’objet de sa prédilection. » (Ernest GAGNON, Chansons populaires du Canada (Québec : Foyer canadien, 1865), p. 147)

Les paroles de la chanson invitent à exécuter une action à la fin de la ronde : le garçon ou la jeune fille au milieu du cercle doit aller embrasser ou saluer quelqu’un, puis la danse recommence. Outre ces similarités avec les « rondes d’action » médiévales, on retrouve dans les paroles-mêmes plusieurs références à l’univers littéraire du Moyen-Âge. Selon l’ethnologue Conrad Laforte (1921-2008), la rose est un symbole d’amour à l’époque comme aujourd’hui ; le rosier florissant, quant à lui, a des comportements humains (il entre en danse et embrasse!) et pourrait symboliser un jeune homme ou une jeune femme cherchant un(e) prétendant(e). D’autres indices viennent confirmer cette théorie : le mois de mai, mois des amours libres autrefois, et l’adjectif « joli », qui, au Moyen-Âge, a une signification proche du mot « amoureux ».

Illustration et explication d’une ronde d’action française appelée Nous n’irons plus au bois, tirée de M. V.-F. VERRIMST, Rondes et chansons populaires illustrées (Paris : A Lahure, 1876), p. 24.

Illustration et explication d’une ronde d’action française appelée Nous n’irons plus au bois, tirée de M. V.-F. VERRIMST, Rondes et chansons populaires illustrées (Paris : A Lahure, 1876), p. 24.

De la France à la Nouvelle-France

En 1912, lors de l’inauguration d’un monument dédié à Samuel de Champlain à Crown Point, dans l’État de New York, le journaliste français Gaston Deschamps rencontre un Canadien avec qui il a une conversation fort éclairante au sujet des chansons folkloriques françaises préservées au Canada. Le Canadien lui apprend que « ces chansons, apportées par les marins de Champlain, conservées par les marins de Montcalm, subsistent chez ‘nos gens’ dans toute la contrée. » (Le Pays, 8 juin 1912). Ainsi donc, ces refrains français très anciens seraient peut-être arrivés dès les débuts de la colonie. Les militaires et marins auraient eu un rôle à jouer dans la préservation de ces airs ; il faut dire que les chants de toutes sortes jouent un rôle important au sein des régiments de l’époque, rythmant les opérations et motivant les troupes.

Les soldats ne sont toutefois pas les seuls à chanter en Nouvelle-France. Des sources écrites permettent d’identifier plus précisément ces passeurs de traditions qui ont contribué à la préservation des chants folkloriques anciens. De nombreux récits de voyage, écrits par des étrangers en visite au Canada, nous apprennent par exemple que les voyageurs (aussi connus sous le nom de « coureurs des bois ») entonnent fréquemment des airs français, en plus d’en composer bon nombre d’inédits. Les chansons de ces canotiers permettent d’égayer les parties les plus ardues du métier, donnant le rythme aux avirons lors des longs périples.

L’historien et violoniste Willy Amtmann indique qu’une grande majorité des chants qui nous sont parvenus aujourd’hui seraient arrivés au Québec entre 1665 et 1673, alors que l’intendant Jean Talon met en place sa célèbre politique de peuplement. Amtmann émet l’hypothèse que coupés de la mère-patrie, les colons français s’accrochent aux chants traditionnels du vieux pays et les transmettent avec fierté à leurs descendants. Plus tard, la chanson folklorique française devient peut-être aussi un outil d’affirmation face au régime britannique. Quoi qu’il en soit, il est certain que ces chansons anciennes ont bien voyagé : recueillie dans diverses régions du Québec, la chanson des rosiers en est un témoignage poignant.

La deuxième vie de Dans ma main droite je tiens rosier

Au dix-neuvième et vingtième siècles, des informateurs des quatre coins du Québec indiquent connaître une version ou une autre de la chanson Dans ma main droite je tiens rosier. Ernest Gagnon lui-même se base sur ses souvenirs d’enfance à Kénogami, au Lac-Saint-Jean, pour expliquer les origines de la danse. Le journaliste Gaston Deschamps collecte la chanson à Rimouski au début des années 1910. Marius Barbeau en trouve aussi une version à Notre-Dame-du-Portage, dans le Bas-Saint-Laurent. Plus tard, l’ethnologue et folkloriste Madeleine Doyon-Ferland en fait la collecte à l’Île-aux-Coudres. On la retrouve jusqu’en Acadie, la chanson y étant observée à la fin des années 1940.

Chantée et dansée autrefois par les adultes, la ronde des rosiers passe progressivement dans le répertoire des enfants, qui la préservent notamment dans les cours d’école du Québec. Au courant du 20e siècle, cependant, cette ronde aux origines médiévales disparaît vraisemblablement de la tradition orale. Les rosiers sont cependant préservés par bon nombre d’organisations et d’individus qui, reconnaissant la valeur historique et patrimoniale de cette forme d’expression populaire, vont permettre de lui donner une deuxième vie.

Déjà en 1926, le compositeur de musique classique canadien Claude Champagne inclut Dans ma main droite je tiens rosier dans ses Quatre chansons canadiennes pour chant, harpe, flûte, violon et violoncelle. Plus tard, dans les années 1950, des chorales québécoises vont créer des arrangements sur cet air traditionnel. Sans surprise, l’étonnante ronde des rosiers fait son entrée dans le répertoire des nouveaux ensembles folkloriques fondés dans les années 1950 et 1960, dont les Sortilèges et Les Mutins de Longueuil. Comme un clin d’œil à l’hypothèse selon laquelle Champlain et ses hommes auraient amené la ronde des rosiers au Canada, l’ancienne mélodie est aussi au cœur d’un spectacle de danse traditionnelle donnée au Bal de Champlain à Québec, en 1958, dans le cadre du 350e anniversaire de la fondation de la ville.

Extrait de l’ordre d’un spectacle donné à la Place-des-Arts par les Mutins, 1976. Archives des Mutins de Longueuil.

Extrait de l’ordre d’un spectacle donné à la Place-des-Arts par les Mutins, 1976. Archives des Mutins de Longueuil.

La danse des rosiers, exécutée par des danseuses des Mutins lors du spectacle annuel de 1976. Archives des Mutins de Longueuil.

La danse des rosiers, exécutée par des danseuses des Mutins lors du spectacle annuel de 1976. Archives des Mutins de Longueuil.

BIBLIOGRAPHIE

« Alouette, gentille alouette… » Le franc-parleur, 8 septembre 1939, p. 2.

AMTMANN, Willy. La musique au Québec : 1600-1875. Montréal : Les Éditions de l’Homme, 1976.

DESCHAMPS, Gaston. « Le Canada français : Rimouski. » Le Progrès de l’Est, 30 juin 1914, p. 1.

DESCHAMPS, Gaston. « La délégation française en Amérique. » Le pays, 8 juin 1912.

D’HARCOURT, Marguerite & Raoul. Chansons folkloriques françaises au Canada. Québec : Les presses de l’université Laval, 1956.

DOYON-FERLAND, Madeleine. « Rondes et danses à l’Île-aux-Coudres. » Dans GOUVERNEMENT DU CANADA - DEPARTMENT OF RESOURCES AND DEVELOPMENT, « Annual Report of the National Museum of Canada for the Fiscal Year 1950-51 » (1952), pp. 105-109. 

GALLAT-MORIN, Élisabeth & Jean-Pierre PINSON. La vie musicale en Nouvelle-France. Québec : Septentrion, 2003.

GAGNON, Ernest. Chansons populaires du Canada. Québec : Foyer canadien, 1865. 

LAFORTE, Conrad. Poétiques de la chanson traditionnelle française. Sainte-Foy : Les presses de l’université Laval, 1993. 

LAFORTE, Conrad. Survivances médiévales dans la chanson folklorique. Québec : Les presses de l’université Laval, 1981.

LAFORTE, Conrad. Chansons de facture médiévale retrouvées dans la tradition orale. Québec : Nuit blanche éditeurs, 1997.

LARUE, Hubert. Mélanges historiques, littéraires et d’économie politique. Québec : Garant et Trudel, 1870. 

MASSIGNON, Geneviève et Georges DELARUE. Trésors de la chanson populaire française : autour de 50 chansons recueillies en Acadie. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la Bibliothèque nationale de France, 1994 (généré le 08 septembre 2021). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/editionsbnf/438>.

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