« Ah! qui marierons-nous » : la ronde des Valentins

Ah! qui marierons-nous? Ah! qui marierons-nous?

Mademoisell’, ce sera vous,

Par l’assemblé’ d’amour.

Oui j’aimerai qui m’aim….qui m’aime….

Oui j’aimerai qui m’aimera.

(Pour écouter l’air de cette chanson, cliquez ici.)

En février 1921, un article publié dans le magazine La Canadienne suggère de nombreux amusements pour égayer les célébrations de la Saint-Valentin : dans la section « jeux à faire », on propose notamment d’inviter les convives à entrer dans la ronde « Laquelle marierons-nous », dont les paroles sont fort à propos. 1 En effet, si l’on se fie à la version de cette ronde chantée recueillie par le folkloriste Ernest Gagnon (1834-1915), on doit faire entrer dans la ronde une jeune femme, à qui le groupe choisit un « époux ». Le jeune homme choisi entre dans la ronde et le couple formé se fait la révérence, puis reprend place dans le cercle. On procède alors à la formation d’un nouveau couple, et ainsi de suite.

Des origines lointaines

Cette ronde chantée semble découler d’anciens rituels français aux origines païennes, pratiqués pendant la période de la Saint-Valentin. Dans plusieurs régions, un événement appelé selon le cas la fête des brandons, la fête des bures ou le jour des bures était célébré autour de l’équinoxe du printemps, en célébration des jeunes mariés et du retour de la chaleur. On allumait un grand feu pour l’occasion et, selon plusieurs sources, on y procédait à des jeux et à des danses ayant pour objectif de former de nouveaux couples. Dans le livre Vieilles coutumes, usages et traditions populaires des Vosges, l’historien Alban Fournier (1842-1904) donne un aperçu de ces pratiques :

« À sept heures, on soupait à l’hôtel de ville, puis on mettait le feu à la bure. Pendant que celle-ci brûlait, les nouveaux mariés avaient le droit de proclamer du haut du balcon de l’hôtel de ville les valentins et valentines. « Qui donne-t-on à M. X…? - Mademoiselle Z… » Ces proclamations étaient répétées par la foule, qui approuvait ou improuvait. […] À Épinal, jeunes filles et garçons dansaient autour d’un grand feu, on proclamait les valentins et valentines.» 2

Gravure d’Henri VALENTIN intitulée Une bure dans les Vosges (vers 1850). ©Société Philomatique Vosgienne. https://berianasso.wordpress.com/2021/02/20/le-dimanche-des-bures-et-des-brandons/

La danse autour des feux fait partie intégrante de ces événements festifs où des « faux » couples sont formés pour rire. Dans son livre Histoire de Saint-Dié, N.-F. Gravier donne une description détaillée de l’une de ces danses, bien similaire à la ronde Ah! qui marierons-nous :

« Les garçons et les filles se réunissaient, au sortir de l’église, dans des lieux consacrés à cet usage et que l’on appelait la bure. Ils se partageaient en choeurs, l’un composé de garçons et l’autre de filles et formaient la chaine pour danser le rondeau. Les deux choeurs chantaient ensemble à trois reprises, en faisant autant de révolutions, Qui marierons-nous? Le choeur des filles répondait en nommant celle d’entr’elles qui était la plus âgée ou la plus digne d’être mère. L’élue quittait la chaîne pour se placer au centre et attendre l’amant qui lui était destiné. Les deux choeurs continuaient à chanter et à danser en faisant trois révolutions, à chacune desquelles l’élue répétait en refrain : j’aimerai qui m’aimera. » 3

Le chercheur Pierre Saintyves (1870-1935) fera le rapprochement entre ces vieilles coutumes et les danses rondes sur le thème de l’amour qui en émaneront, observées dans plusieurs régions de France à l’époque.4

De la Comédie de chansons (1640) aux collectes du dix-neuvième siècle

Si ces anciennes traditions festives donnent un aperçu des origines lointaines de la ronde Ah! qui marierons-nous, son histoire se précise dès le 17e siècle. On voit apparaître les paroles de la chanson pour une première fois dans La comédie de chansons (1640), une pièce de théâtre assez particulière, attribuée à Charles Beys (1610-1659). Selon le chercheur Henri Gidel, les répliques des personnages de la pièce sont entièrement composées de paroles de chansons alors à la mode. 5 On y retrouve à l’acte 5 le personnage d’Alidor qui demande « Qui marirons [sic]-nous par le Dieu des amourettes? », ce à quoi le personnage de Matthieu répond : « Monsieur, ce sera vous par le Dieu d’amour ». Plus tard dans la même scène, la partie de la ronde où le couple se salue ou s’embrasse est aussi mentionnée : « Amans, baisez-vous par le Dieu des amourettes ; Amans, baisez-vous par le Dieu d’amour. » 6 Ces paroles ne sont pas sans rappeler les versions recueillies au Québec et suggèrent aussi un déroulement assez similaire de la ronde, à travers les mentions d’action au sein du texte (« amans, baisez-vous », par exemple).

Charles BEYS, La comédie de chansons (Paris : Chez Toussainct Quinet, 1640), p. 152.

Il faut attendre la première moitié du 19e siècle pour obtenir les premières descriptions précises du déroulement de la ronde en France. La chorégraphie est notamment incluse dans le Manuel complet des jeux de société (1830) d’Élisabeth Celnart (1796-1865) sous le nom de « Les mariages ». 7 La même danse, à quelques détails près, est notée plus tard en 1851 dans Les jeux des différents âges chez tous les peuples du monde, de Louis-Nicolas Bescherelle. 8 On a affaire dans ces deux cas à une ronde d’action où les danseurs choisis doivent s’embrasser au centre du cercle, non sans rappeler la danse telle qu'éxécutée au Québec.

Élisabeth CELNART, Manuel complet des jeux de société, seconde édition (Paris : Librairie encyclopédique de Roret, 1830), p. 14.

Plus tard, dans la deuxième moitié du 19e siècle, alors que s’organise le mouvement folklorique en France, la ronde est recueillie dans plusieurs régions différentes. On en fait notamment la collecte dans le Cambrésis (Nord de la France) en 1864 9 , à Vézelay (Yonne) en 1884 10 , en Haute-Bretagne en 1886 11 et dans les années 1890 dans le département de l’Ille-et-Vilaine 12 . On note aussi en 1905 que « cette ronde [...] se chante encore à Nantes dans les quartiers ouvriers. » 13 Témoignage de sa grande notoriété, Albert Lantoine écrira en 1920 que Qui marierons-nous est une « ronde d’amour, chantée avec des variantes dans presque toute la France. » 14

Au Québec

Considérant l’âge de cette ronde et sa vaste répartition géographique dans le répertoire chanté recueilli au Québec, il semble plausible que la ronde soit arrivée sur le territoire de la province à l’époque de la Nouvelle-France. Plus tard, au 19e siècle, il était aussi possible d’apprendre la ronde en lisant des manuels français la décrivant : le Manuel complet des jeux de société d’Élisabeth Cernart (1830) et Les jeux des différents âges chez tous les peuples du monde de Bescherelle (1851), mentionnés plus haut, étaient par exemple disponible en librairie au Québec dès les années 1850. 15 Quoi qu’il en soit, la plus vieille référence à la danse telle qu’exécutée au Québec provient de la description fournie par Ernest Gagnon en 1865 et mentionnée plus haut. À partir de cette date, on la retrouve de plus en plus fréquemment dans les sources écrites. La ronde semble assez populaire à la fin du dix-neuvième siècle : un commentateur du journal Le progrès de l’Est note par exemple en 1891 que « c’est le temps d’entonner, comme dans la ronde de l’amour : ‘’Ah! Qui marierons-nous, ah! Qui marierons-nous?…’’’ », une formulation suggérant que les lecteurs potentiels connaissent bien la ronde. 16

Ernest GAGNON, Chansons populaires du Canada 2e édition (Québec : Robert Morgan, 1880), p. 151.

Au début du vingtième siècle, à en juger par sa présence dans de nombreux recueils de chansons et événements à caractère nationaliste ou traditionnel, on semble considérer Ah! qui marierons-nous comme l’une des chansons les plus typiques du Canada français. Outre dans Chansons populaires du Canada d’Ernest Gagnon (1865), on la retrouve dans les recueils Chants des partriotes (1903) et dans Chansons canadiennes (1929). On la chante aussi lors de la fête nationale à Québec en 1918 17 , lors d’une « soirée canadienne » organisée à Trois-Rivières en 1921 18 , ou encore lors du Premier congrès de la langue française au Canada, organisé à Québec en 1912. 19 Le folkloriste Charles Marchand en enregistre aussi une version en 1924. 20

Bien que la chanson et ses paroles semblent bien connues au début du siècle, il reste difficile de déterminer si la danse qui l’accompagne jouissait elle aussi d’une certaine popularité. Quelques rares mentions de la ronde au début du vingtième siècle indiquent qu’elle est surtout exécutée par les plus jeunes à l’époque. Une lettre publiée dans le journal L’éclaireur (Beauceville) en 1916 donne une idée de la façon dont peut s’organiser la danse. Un certain Charlot écrit à une dénommée Bernadette :

« Te souviens-tu du soir où l’on fêtait ta douzième année? [...] L’on nous fit danser ce que l’on appelle des ‘’danses rondes’’, ‘’La belle bergère’’, ‘’Laquelle marierons-nous’’, etc… on voulut te marier la première ; mais quand dans la chanson vint le moment de nommer un mari, voilà qui était gênant, personne n’osait s’avancer… [...] Je te fis ma plus belle révérence, pour le baiser ce fut mieux et tes yeux brillaient comme du soleil lorsque je te reconduis à ta place… » 21

Cette description, en mentionnant la douzième année, laisse entendre que la danse est exécutée par des adolescents - en plus de donner d’intéressants détails sur le flirt un peu maladroit qui caractérise cette ronde.

William Wood, visitant la province au début des années 1910, note quant à lui que la chanson fait partie du répertoire des enfants. Il indique que « J'ai tant d'enfants à marier, Ah! qui marierons-nous?, C'est le bon vin qui danse, C'est la plus belle de céans and many other simple rhymes are sung beside the cradle as well as in the play-room. » 22 Ainsi, à en croire le témoignage de l’auteur, les parents chantent-ils encore à l’époque cette chanson comme berceuse ; les enfants la chantent aussi dans des contextes de jeu. De manière similaire, au début de son enregistrement de Laquelle marierons-nous (1924), Charles Marchand présente la chanson comme une « ronde enfantine ».

Des collectes ethnographiques dans la province

Plusieurs folkloristes vont s’intéresser à Ah! qui marierons-nous, dont on recueille la mélodie et les paroles aux quatres coins de la province au vingtième siècle. La chanson est ainsi répertoriée en Beauce, dans Charlevoix, à Montréal, en Gaspésie, dans le Bas-Saint-Laurent… Un nombre très limité de ces collectes vont toutefois fournir une description du déroulement physique de la chanson. Mime-t-on les paroles? Pointe-t-on du doigt les personnes choisies pour se « marier »? Danse-t-on en rond pendant qu’on chante? Nous n’avons malheureusement souvent pas la réponse à ces questions.

On sait cependant que la danse est connue en Beauce dans les années 1940. Sans toutefois donner le détail des mouvements de la danse, Madeleine Doyon-Ferland affirme que Ah! qui marierons-nous est une « chanson dansée » exécutée par des jeunes filles dans les années 1940. Elle note d’ailleurs qu’une bonne partie des chansons dansées dans la région, « même celles où il est question d’amour, de baisers et de mariage, sont devenues jeux de fillettes. » 23

Plusieurs collectes effectuées aux îles de la Madeleine semblent confirmer la popularité de la ronde dans la région. Marius Barbeau recueille par exemple la ronde auprès de Zoël Jonfe à Havre-aux-Maisons en 1947 ; celui-ci indique qu’ «on avançait, on reculait, on saluait, (on) chante ça en virant [tournant]. […] Huit ou dix danse ça. Six, huit ou dix couples, on aime ça pour finir une soirée. » 24 L’ethnologue Simonne Voyer qui visite aussi la région quelques années plus tard indique quant à elle :

« La ronde se compose d’un enchaînement de trois danses chantées exécutées sans accompagnement musical. [...] Dans la deuxième partie de cette ronde, « Lequel marierons-nous? », connue au Québec sous le titre « Ah! qui marierons-nous? », deux danseurs passent au milieu du rond et se font mutuellement saluts et révérences. En fait, la version des Madelinots est la seule, à notre connaissance, où le personnage retenu pour le jeu d’amour a la liberté de choisir son partenaire. » 25 Enfin, une collecte d’Anselme Chiasson révèle qu’on peut nommer différentes personnes de l’assistance lors de l’exécution de la ronde ; ainsi chante-t-on par exemple « Lequel marierons-nous? Madame Aucoin, ça sera vous » ou encore « Lequel choisirons-nous? Monsieur Léger, ce sera vous. » 26

Bref, la fameuse ronde de l’amour, ayant traversé les époques et les frontières, conserve encore son aspect ludique. De quoi égayer les célébrations de la Saint-Valentin encore longtemps!

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

  1. « Valentins et Valentines : une date à célébrer », La Canadienne 2:6 (février 1921), p. 20.

  2. Alban FOURNIER, Vieilles coutumes, usages & traditions populaires des Vosges, provenant des cultes antiques et particulièrement celui du soleil (Saint-Dié : L. Humbert, 1891), p. 24.

  3. Nicolas-François GRAVIER, Histoire de Saint-Dié, cité dans Nicolas Louis Antoine RICHARD, Traditions populaires, croyances superstitieuses, usages et coutumes de l’ancienne Lorraine (Remiremont : Mougin, 1848), p. 65-66.

  4. Pierre SAINTYVES, « Valentines et valentins : les rondes d’amour et Cendrillon », Revue de l’histoire des religions 81 (1920), p. 162.

  5. Henri GIDEL, Le vaudeville (Paris : Presses universitaires de France, 1986), p. 14.

  6. Charles BEYS, La comédie de chansons  (Paris : Chez Toussainct Quinet, 1640), p. 152.

  7. Élisabeth CELNART, Manuel complet des jeux de société, seconde édition (Paris : Librairie encyclopédique de Roret, 1830), p. 14.

  8. Louis-Nicolas BESCHERELLE, Les jeux des différents âges chez tous les peuples du monde depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à nos jours (Paris : Chez Marescq et compagnie - chez Gustave Havard, 1851), p. 34.

  9.  Achille DURIEUX et A. BRUYELLE, Chants et chansons populaires du Cambrésis, 1ere série (avec les airs notés) recueillis par A. Durieux (Cambrai : Société d’Émulation de Cambrai, 1864), p. 102.

  10. Achille MILLIEN et Georges DELARUE, Chants populaires du Nivernais et du Morvan (Grenoble : Centre alpin et rhodanien d’ethnologie, Conseil général de la nièvre, FAMDT, 2000) p. 162.

  11. Paul SÉBILLOT, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne (Paris : Maisonneuve Frères & Ch. Leclerc, 1886), p. 52.

  12. Adolphe ORAIN, De la vie à la mort : folk-lore de l’Ille-et-Vilaine (Paris : J. Maisonneuve, 1898), p. 66.

  13. Marie Edmée VAUGEOIS, « Chansons de ronde du pays nantais » , Revue des traditions populaires 20 (1905), p. 116.

  14. Albert LANTOINE, Paul Verlaine et Quelques-uns (Paris : Direction du livre mensuel, 1920), p. 35.

  15. On peut notamment se les procurer à la librairie canadienne de Fabre & Gravel, à Montréal, en 1854. « Librairie canadienne de Fabre & Gravel », Le Pays (23 août 1854), p. 5.

  16. Le progrès de l’Est (mardi 21 juillet 1891), p. 2.

  17. « La fête nationale des Can. Français », Le soleil  (22 juin 1918), p. 11.

  18. « Une soirée canadienne », Le devoir (22 juin 1921), p. 2.

  19. SOCIÉTÉ DU PARLER FRANÇAIS AU CANADA, Premier congrès de la langue française au Canada, Québec, 24-30 juin 1912 : compte rendu (Québec : Imprimerie de l'Action sociale limitée,1913), p. 118.

  20. Charles MARCHAND, « Ah! qui marierons-nous », London : Starr, Gennett, 1924(?). https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2499585?docref=iY1YH8533eRsIzWrBLfH-w

  21. « Lettres d’écoliers », L’éclaireur (9 novembre 1916), p. 4.

  22. William Charles Henry WOOD, In the Heart of Old Canada (Toronto : William Briggs, 1913), p. 269.

  23. Madeleine DOYON-FERLAND, Jeux, rythmes et divertissements traditionnels (Montréal : Leméac, 1980), p. 151.

  24. Témoignage de Zoël Jonfe recueilli par Marius Barbeau. https://www.museedelhistoire.ca/collections/archive/3233365

  25. Simonne VOYER et Gynette TREMBLAY, La danse traditionnelle québécoise et sa musique d’accompagnement (Saint-Nicolas : Les Éditions de l’IQRC, 2001), p. 16-17.

  26. Anselme CHIASSON, Les îles de la Madeleine : vie matérielle et sociale (Montréal : Leméac, 1981), p. 146.